Recherche
Filamentation multiple de faisceaux terawatt dans l’air : ni ordre, ni désordre
Des
chercheurs du CEA-DAM Ile-de-France et de l’Université de Jena en
Allemagne (Luc Bergé, Stefan Skupin)
associés à une équipe dirigée par Jean-Pierre
Wolf (Professeur à l’Université Lyon 1) et
des physiciens de l’Université Libre de Berlin, viennent de lever
un voile sur la filamentation d’impulsions ultra-courtes (<100 fs) dans
l’air.
Ces faisceaux, qui transportent des puissances gigantesques, deviennent instables
au cours de leur propagation et se brisent en sous-structures de petite taille,
appelées "filaments". Si la formation de quelques filaments était
jusqu’à présent observée à partir de sources Titane-saphir
délivrant quelques millijoules, peu d’information était disponible
concernant la filamentation multiple de faisceaux accédant le Joule
en énergie et plusieurs TW en puissance.
Cette étape vient d’être franchie avec l’utilisation du laser
Teramobile, fruit d’un projet franco-allemand CNRS / DFG. La compréhension
des figures de filamentation et de leur dynamique complexe a été
rendue possible par des simulations numériques lourdes effectuées
à l’aide de la machine de calcul TERA du CEA-DAM Ile-de-France. Ces
travaux, publiés dans la revue Physical Review Letters du
4 juin 2004, ont une incidence directe sur les techniques de détection
Lidar utilisant des sources optiques ultra-rapides.
Les sources laser femtosecondes fournissent des impulsions suffisamment courtes
en durée pour accéder à des puissances crêtes
supérieures à plusieurs gigawatts, même pour des énergies
demeurant dans la gamme du millijoule. Pour des puissances laser supérieures
à une certaine valeur seuil, appelée "puissance critique d’auto-focalisation",
le faisceau optique se comprime spatialement augmentant violemment son intensité.
Lorsque cette intensité dépasse le seuil d’ionisation du milieu,
un plasma d’électrons est généré et défocalise
partiellement l’impulsion laser. A des puissances modérées
pour lesquelles ce phénomène se manifeste, des cycles d’auto-focalisation
optique et de défocalisation plasma sont capables de maintenir le
faisceau sous la forme d’un canal de lumière auto-guidé de faible
diamètre (100-200 µm), mais de forte intensité (1013-1014
W/cm2). Cet objet optique, appelé "filament femtoseconde", est capable
de parcourir plusieurs mètres dans l’atmosphère, c’est-à-dire
plusieurs fois sa longueur de diffraction naturelle.Pour des puissances très
élevées, l’enveloppe du faisceau devient instable à
des petites fluctuations et se casse en sous-structures de petite taille
produisant chacune un filament femtoseconde. Ces filaments contiennent quelques
puissances critiques. Ils s’auto-focalisent à leur tour et brisent
l’homogénéité de la distribution d’énergie dans
la tache focale laser. Contrôler la filamentation apparaît donc
comme un enjeu très important pour maîtriser le transport d’énergie
lumineuse sur de grandes distances dans l’atmosphère.
Alors
que de nombreuses études avaient été consacrées
par le passé à des impulsions contenant seulement quelques
dizaines de puissances critiques d’auto-focalisation, pratiquement aucune
n’avait abordé la propagation de faisceaux térawatt contenant
plusieurs centaines de puissances critiques, par manque de moyens expérimentaux
et numériques. Un paradoxe restait à lever à ce sujet
: d’un côté, les travaux impliquant un nombre modéré
de puissances critiques montraient peu de filaments, mais mettaient en avant
la robustesse de ces derniers et la possibilité d’en modifier le nombre
en jouant sur la distribution du faisceau incident. De l’autre côté,
une seule investigation numérique datant de 1999 [M. Mlejnek
et al., Phys. Rev. Lett. 83, 2938 (1999)] proposait que de tels
faisceaux puissent se propager sous la forme d’un guide de lumière
hautement turbulent, dans lequel les filaments naissaient, s’amplifiaient
par effet Kerr et "s’éteignaient" au bout d’un mètre de propagation
par génération de plasma. Leur énergie était
alors redistribuée à l’intérieur de l’enveloppe du faisceau,
qui formait un réservoir d’énergie pour la nucléation
ultérieure d’autres filaments. Cette dynamique semblait en contradiction
avec l’image d’un faisceau auto-guidé, sauvegardant la structure des
filaments au cours de leur propagation.
"Clusters" de
filaments : une alternative pour la propagation auto-guidée
Les travaux réalisés
par les équipes franco-allemandes ont permis d’analyser théoriquement,
numériquement et expérimentalement la propagation d’impulsions
laser femtosecondes de puissances atteignant près de 1000 fois la
puissance critique d’auto-focalisation dans l’air, et de comprendre comment
la formation des filaments influence la propagation d’un faisceau à
grandes distances.
Pour répondre à cette question, les théoriciens ont
élaboré des codes numériques capables de reproduire
la dynamique de filamentation des faisceaux expérimentaux. Les premières
simulations montrent qu’un faisceau perturbé aléatoirement forme
des filaments élémentaires, qui tendent à s’agréger
sur de longues distances en groupes ou "clusters". Ces groupes soutiennent
la cohésion d’un faisceau auto-guidé. Ce scénario a
été validé par l’expérience à partir de
faisceaux terawatt larges (plusieurs centimètres de diamètre),
délivrés par l’installation laser Teramobile.
Constituée de plusieurs
cellules lumineuses, la figure de filamentation produite par ces impulsions
s’organise en groupes centrés autour des fluctuations initiales du
faisceau laser. Ces fluctuations excitent dans leur voisinage de nombreux
filaments secondaires par transfert d’énergie. Chaque "cluster" est
une zone dans l’enveloppe du faisceau, constituée d’un filament primaire
s’équilibrant en énergie avec ses filaments secondaires. Un
cluster se forme ainsi selon le scénario du guide de lumière
turbulent. Cependant, chacun de ces groupes peut se propager indépendamment
de ses voisins sur plusieurs dizaines de mètres.
Figure 1 : gauche : figure de filamentation d'un faisceau
expérimental contenant 700 puissances critiques.
Droite : calcul numérique reproduisant les clusters de filaments identifiés par les labels 1, 2 et 3 |
Cette organisation,
qui réconcilie la notion de canal robuste auto-guidé avec une
excitation aléatoire de filaments, maintient la propagation du faisceau
sur de grandes distances.
Elle s’explique par un formalisme modélisant les cellules de lumière
par des solitons spatiaux, dont les interactions non-linéaires régissent
le regroupement en clusters. La figure 1 illustre des zones filamenteuses
robustes dans une figure de filamentation et leur reproduction par des simulations
numériques.
Contrôler
une figure de filamentation sur de grandes distances dans l’air devient possible
Pour la
première fois, les équipes de Luc Bergé
et de Jean-Pierre Wolf ont mis en évidence la possibilité
de manipuler des clusters hautement filamenteux sur de grandes distances
en imposant une géométrie particulière au faisceau. En
géométrie focalisée, des impulsions femtosecondes contenant
initialement plusieurs centaines de puissances critiques peuvent se décomposer
en filaments multiples se propageant sur plusieurs dizaines de mètres.
Ces filaments se regroupent cependant au voisinage du foyer pour ne former
qu’un nombre limité de "clusters", qui poursuivent leur route en suivant
la divergence naturelle du faisceau.
Figure 2 : gauche : formation de trois "filaments" créés
après le foyer d’un faisceau focalisé (focale = 40 m)
Droite : calcul numérique effectué à partir de la fluence du faisceau expérimental et reproduisant les filaments identifiés par les labels 1, 2 et 3 |
Cette propriété
est illustrée dans la figure 2, où l’observation de trois "tubes"
de lumière après 40 m de propagation en géométrie
focalisée a pu être possible en vaporisant un brouillard léger
en direction opposée du faisceau optique.
Une analyse numérique de la figure de filamentation montre que ces
tubes sont constitués de filaments élémentaires ne survivant
que sur un ou deux mètres, mais excitant à leur suite des filaments
secondaires qui prolongent leur propagation sur près de huit mètres.
Les auteurs de cette avancée
conceptuelle soulignent qu’un tel contrôle des filaments devrait permettre
d’améliorer significativement les techniques de détection Lidar,
qui nécessitent l’utilisation de taches focales laser homogènes,
et d’exploiter la possibilité d’un guidage optique dépourvu
de tout support matériel sur de grandes distances dans l’atmosphère.
Notons à ce propos que la manipulation de filaments femtosecondes est d’autant plus attrayante que ces objets sont dotés d’une robustesse peu ordinaire : entrant en collision avec un obstacle (goutte d’eau, opacité) de taille comparable à leur diamètre, les filaments sont capables de se reconstituer sur de très courtes distances (quelques centimètres) avec peu de pertes en énergie, à la manière de solitons spatiaux retrouvant leur forme après une interaction non élastique. Cette propriété, découverte par l’équipe de Jean-Pierre Wolf en 2003, a reçu une justification théorique publiée par Stefan Skupin, Luc Bergé, Ulf Peschel et Falk Lederer dans la revue Physical Review Letters du 9 juillet 2004.
Pour en savoir plus : contacter Luc Bergé
- luc.berge@cea.fr
© Lumière, Opticsvalley, octobre 2004