Lumière n°15
Octobre 2004
Lumière

N°15 | octobre 2004 OV Optics Valley

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> Filamentation multiple de faisceaux terawatt dans l’air : ni ordre, ni désordre

Des chercheurs du CEA-DAM Ile-de-France et de l’Université de Jena en Allemagne (Luc Bergé, Stefan Skupin) associés à une équipe dirigée par Jean-Pierre Wolf (Professeur à l’Université Lyon 1) et des physiciens de l’Université Libre de Berlin, viennent de lever un voile sur la filamentation d’impulsions ultra-courtes (<100 fs) dans l’air.

Ces faisceaux, qui transportent des puissances gigantesques, deviennent instables au cours de leur propagation et se brisent en sous-structures de petite taille, appelées "filaments". Si la formation de quelques filaments était jusqu’à présent observée à partir de sources Titane-saphir délivrant quelques millijoules, peu d’information était disponible concernant la filamentation multiple de faisceaux accédant le Joule en énergie et plusieurs TW en puissance.

Cette étape vient d’être franchie avec l’utilisation du laser Teramobile, fruit d’un projet franco-allemand CNRS / DFG. La compréhension des figures de filamentation et de leur dynamique complexe a été rendue possible par des simulations numériques lourdes effectuées à l’aide de la machine de calcul TERA du CEA-DAM Ile-de-France. Ces travaux, publiés dans la revue Physical Review Letters du 4 juin 2004, ont une incidence directe sur les techniques de détection Lidar utilisant des sources optiques ultra-rapides.

Les sources laser femtosecondes fournissent des impulsions suffisamment courtes en durée pour accéder à des puissances crêtes supérieures à plusieurs gigawatts, même pour des énergies demeurant dans la gamme du millijoule. Pour des puissances laser supérieures à une certaine valeur seuil, appelée "puissance critique d’auto-focalisation", le faisceau optique se comprime spatialement augmentant violemment son intensité. Lorsque cette intensité dépasse le seuil d’ionisation du milieu, un plasma d’électrons est généré et défocalise partiellement l’impulsion laser. A des puissances modérées pour lesquelles ce phénomène se manifeste, des cycles d’auto-focalisation optique et de défocalisation plasma sont capables de maintenir le faisceau sous la forme d’un canal de lumière auto-guidé de faible diamètre (100-200 µm), mais de forte intensité (1013-1014 W/cm2). Cet objet optique, appelé "filament femtoseconde", est capable de parcourir plusieurs mètres dans l’atmosphère, c’est-à-dire plusieurs fois sa longueur de diffraction naturelle.
Pour des puissances très élevées, l’enveloppe du faisceau devient instable à des petites fluctuations et se casse en sous-structures de petite taille produisant chacune un filament femtoseconde. Ces filaments contiennent quelques puissances critiques. Ils s’auto-focalisent à leur tour et brisent l’homogénéité de la distribution d’énergie dans la tache focale laser. Contrôler la filamentation apparaît donc comme un enjeu très important pour maîtriser le transport d’énergie lumineuse sur de grandes distances dans l’atmosphère.

Alors que de nombreuses études avaient été consacrées par le passé à des impulsions contenant seulement quelques dizaines de puissances critiques d’auto-focalisation, pratiquement aucune n’avait abordé la propagation de faisceaux térawatt contenant plusieurs centaines de puissances critiques, par manque de moyens expérimentaux et numériques. Un paradoxe restait à lever à ce sujet : d’un côté, les travaux impliquant un nombre modéré de puissances critiques montraient peu de filaments, mais mettaient en avant la robustesse de ces derniers et la possibilité d’en modifier le nombre en jouant sur la distribution du faisceau incident. De l’autre côté, une seule investigation numérique datant de 1999 [M. Mlejnek et al., Phys. Rev. Lett. 83, 2938 (1999)] proposait que de tels faisceaux puissent se propager sous la forme d’un guide de lumière hautement turbulent, dans lequel les filaments naissaient, s’amplifiaient par effet Kerr et "s’éteignaient" au bout d’un mètre de propagation par génération de plasma. Leur énergie était alors redistribuée à l’intérieur de l’enveloppe du faisceau, qui formait un réservoir d’énergie pour la nucléation ultérieure d’autres filaments. Cette dynamique semblait en contradiction avec l’image d’un faisceau auto-guidé, sauvegardant la structure des filaments au cours de leur propagation.

"Clusters" de filaments : une alternative pour la propagation auto-guidée

Les travaux réalisés par les équipes franco-allemandes ont permis d’analyser théoriquement, numériquement et expérimentalement la propagation d’impulsions laser femtosecondes de puissances atteignant près de 1000 fois la puissance critique d’auto-focalisation dans l’air, et de comprendre comment la formation des filaments influence la propagation d’un faisceau à grandes distances.

Pour répondre à cette question, les théoriciens ont élaboré des codes numériques capables de reproduire la dynamique de filamentation des faisceaux expérimentaux. Les premières simulations montrent qu’un faisceau perturbé aléatoirement forme des filaments élémentaires, qui tendent à s’agréger sur de longues distances en groupes ou "clusters". Ces groupes soutiennent la cohésion d’un faisceau auto-guidé. Ce scénario a été validé par l’expérience à partir de faisceaux terawatt larges (plusieurs centimètres de diamètre), délivrés par l’installation laser Teramobile.

Constituée de plusieurs cellules lumineuses, la figure de filamentation produite par ces impulsions s’organise en groupes centrés autour des fluctuations initiales du faisceau laser. Ces fluctuations excitent dans leur voisinage de nombreux filaments secondaires par transfert d’énergie. Chaque "cluster" est une zone dans l’enveloppe du faisceau, constituée d’un filament primaire s’équilibrant en énergie avec ses filaments secondaires. Un cluster se forme ainsi selon le scénario du guide de lumière turbulent. Cependant, chacun de ces groupes peut se propager indépendamment de ses voisins sur plusieurs dizaines de mètres.

Profil de faisceau
Figure 1 : gauche : figure de filamentation d'un faisceau expérimental contenant 700 puissances critiques.
Droite : calcul numérique reproduisant les clusters de filaments identifiés par les labels 1, 2 et 3

Cette organisation, qui réconcilie la notion de canal robuste auto-guidé avec une excitation aléatoire de filaments, maintient la propagation du faisceau sur de grandes distances.

Elle s’explique par un formalisme modélisant les cellules de lumière par des solitons spatiaux, dont les interactions non-linéaires régissent le regroupement en clusters. La figure 1 illustre des zones filamenteuses robustes dans une figure de filamentation et leur reproduction par des simulations numériques.

Contrôler une figure de filamentation sur de grandes distances dans l’air devient possible

Pour la première fois, les équipes de Luc Bergé et de Jean-Pierre Wolf ont mis en évidence la possibilité de manipuler des clusters hautement filamenteux sur de grandes distances en imposant une géométrie particulière au faisceau. En géométrie focalisée, des impulsions femtosecondes contenant initialement plusieurs centaines de puissances critiques peuvent se décomposer en filaments multiples se propageant sur plusieurs dizaines de mètres. Ces filaments se regroupent cependant au voisinage du foyer pour ne former qu’un nombre limité de "clusters", qui poursuivent leur route en suivant la divergence naturelle du faisceau.

Piliers optiques
Figure 2 : gauche : formation de trois "filaments" créés après le foyer d’un faisceau focalisé (focale = 40 m)
Droite : calcul numérique effectué à partir de la fluence du faisceau expérimental et reproduisant les filaments identifiés par les labels 1, 2 et 3

Cette propriété est illustrée dans la figure 2, où l’observation de trois "tubes" de lumière après 40 m de propagation en géométrie focalisée a pu être possible en vaporisant un brouillard léger en direction opposée du faisceau optique.
Une analyse numérique de la figure de filamentation montre que ces tubes sont constitués de filaments élémentaires ne survivant que sur un ou deux mètres, mais excitant à leur suite des filaments secondaires qui prolongent leur propagation sur près de huit mètres.

Les auteurs de cette avancée conceptuelle soulignent qu’un tel contrôle des filaments devrait permettre d’améliorer significativement les techniques de détection Lidar, qui nécessitent l’utilisation de taches focales laser homogènes, et d’exploiter la possibilité d’un guidage optique dépourvu de tout support matériel sur de grandes distances dans l’atmosphère.

Notons à ce propos que la manipulation de filaments femtosecondes est d’autant plus attrayante que ces objets sont dotés d’une robustesse peu ordinaire : entrant en collision avec un obstacle (goutte d’eau, opacité) de taille comparable à leur diamètre, les filaments sont capables de se reconstituer sur de très courtes distances (quelques centimètres) avec peu de pertes en énergie, à la manière de solitons spatiaux retrouvant leur forme après une interaction non élastique. Cette propriété, découverte par l’équipe de Jean-Pierre Wolf en 2003, a reçu une justification théorique publiée par Stefan Skupin, Luc Bergé, Ulf Peschel et Falk Lederer dans la revue Physical Review Letters du 9 juillet 2004.


OV
Pour en savoir plus : contacter Luc Bergé - luc.berge@cea.fr

© Lumière, Opticsvalley, octobre 2004